Lorsque j’avais lu le classique “The Machine That Changed The World” de Dan Jones et Jim Womack, j’avais été frappé par la description de la stratégie commerciale de Toyota dans les années 90. Au lieu d’attendre les clients dans les showrooms comme leurs confrères américains, les agents commerciaux de Toyota allaient faire du porte à porte pour parler à leurs anciens clients afin de comprendre leur situation personnelle et leur expérience avec le produit. C’était aussi pour eux l’occasion d’être présents au moment où les clients envisageaient de remplacer leur véhicule.

Cela ressemble à une simple anecdote, mais c’est l’illustration d’une façon complètement différente de penser la croissance. Une approche basée sur quatre idées clef de la pensée lean :

  • L’augmentation du chiffre d’affaires est le fruit de la fidélisation de chaque client, que l’on obtient en lui délivrant toujours plus de valeur.
  • Chaque contact avec le client est l’occasion d’en apprendre davantage sur lui — son contexte, ses attentes, ses préférences, bref ce qui définit la valeur à ses yeux.
  • Le savoir ainsi accumulé donne à l’entreprise un avantage concurrentiel : la capacité à délivrer des produits et des services qui font mouche.
  • La mise à jour régulière de ce savoir permet de détecter tôt les signes avant-coureurs des changements d’attentes des clients, pour réagir avant les concurrents et disposer d’une offre toujours adaptée aux attentes du marché.

Trente ans plus tard, ces formules semblent évidentes. Le big data permet aux ordinateurs d’amasser des quantités considérables d’informations sur chacun, l’intelligence artificielle ouvre la porte de la personnalisation de masse. Tout cela est bien beau, mais dans la majorité des cas l’entreprise elle-même a-t-elle vraiment appris ? Les personnes qui prennent des décisions sur le produit, l’offre commerciale, le marketing, le support, le font-elles avec en tête une compréhension partagée du contexte et des attentes de chaque client ?

Même au sein des scale-up modernes, la connaissance des clients est fragmentée. Sur le terrain, on constate que les informations échangées entre les équipes restent des plans d’action : les équipes de vente et de marketing produisent des listes de nouvelles fonctionnalités à développer ; l’équipe support envoie à l’équipe produit des listes de défauts à corriger ou de features demandées par les clients ; l’équipe produit s’adresse aux équipes tech à travers des spécifications et des maquettes de ce qu’il faut ajouter au produit.

Une approche complètement différente consiste à animer la discussion entre toutes ces équipes — marketing, ventes, support, produit, tech, opérations — autour des clients, de manière à partager et confronter ce qu’elles apprennent collectivement à chacune de leurs interactions avec eux. L’apprentissage collectif prend forme en construisant un modèle commun de la situation de chaque client :

  • dans quel contexte se trouve-t-il ?
  • quel problème cherche-t-il à résoudre ?
  • quelles sont ses alternatives pour traiter ce problème ?
  • sur quels critères choisit-il parmi ces alternatives ?
  • quelles sont les difficultés qu’il rencontre lorsqu’il adopte telle ou telle alternative ?

Un tel modèle est indépendant des solutions mises en oeuvre ensuite. Cela rend l’exercice difficile car nous voulons tous sauter aux idées de solutions pour basculer à nouveau dans l’exécution. Tout l’intérêt de l’approche réside dans le fait que c’est une démarche d’apprentissage : il faut savoir faire abstraction des solutions pour découvrir ce que vit chaque client.

Pour les entreprises en B2B, cela suppose de s’intéresser à ce que vivent les personnes à qui l’on parle plutôt que d’en rester au concept abstrait d’entreprise.

Prenons l’exemple d’une agence marketing. Son premier client n’est pas “une marque de retail qui cherche à gagner des parts de marché” mais Eric, le responsable marketing & innovation fraîchement arrivé au sein de cette grande PME. Il doit rendre des comptes à son directeur général sur deux grands sujets : faire baisser ses coûts d’acquisition tout en modernisant la culture et les outils de l’entreprise. Il hésite entre changer d’agence web, recruter pour internaliser les activités ou encore se doter d’outils SAAS pour automatiser le travail. Parmi ses critères d’évaluation il y a par exemple le fait que son choix doit préserver la relation qu’il entretient avec le CTO. Côté fournisseur, cela change la donne pour les équipes tech et marketing : il ne s’agit pas seulement de délivrer les évolutions du site qui ont été vendues, il faut aussi innover sur les méthodes de travail et prendre plus au sérieux les contraintes techniques qui avaient été annoncées par le CTO.

Un raisonnement similaire tient pour les entreprises en B2C : il s’agit d’entretenir des relations directes avec des utilisateurs individuels plutôt que d’en rester aux statistiques.

Il faut un savoir-faire spécifique pour construire les bons modèles, notamment du fait qu’il est difficile d’obtenir les bonnes informations des clients. L’expérience montre en effet que les critères de choix que nous annonçons lorsque l’on nous pose directement la question ne sont pas ceux que nous utilisons au moment de passer à l’acte. Il faut donc savoir interpréter les différents signaux que nous donnent les clients, à travers leurs retours (plainte ou demande d’aide effectuée au service client) ou leur comportement (ils ont par exemple acheté tel produit mais pas tel autre, demandé à consulter tels collègues avant de se décider, etc.).

Ce travail de collecte et d’interprétation est donc aussi un travail de collaboration et d’alignement, chacun apportant sa propre perspective. La clef est de rendre ce savoir visuel pour pouvoir le toucher, le modifier, le partager. Les roadmaps, les argumentaires et les maquettes sont éphémères. Ce qui reste, ce qui compte, c’est le savoir collectif accumulé par l’entreprise sur ce qui a de la valeur aux yeux des clients.